Dans l’avion matinal qui fonce vers Richmond, Pitt ressemble exactement à un quelconque de la douzaine de passagers qui paraissent dormir. Il a les yeux clos mais, en esprit, il tourne et retourne l’énigme de l’appareil au fond du lac. Cela ne ressemble guère à l’Armée de l’air de cacher un accident sous le tapis, songe-t-il. Normalement, elle se serait livrée à une enquête approfondie dans l’intention d’établir pourquoi l’équipage s’était tellement écarté de l’itinéraire prévu. La réponse logique lui échappe et il rouvre les yeux à l’instant où le jet des Eastern Airlines touche le sol et se dirige en roulant vers le terminal.

  Pitt loue une voiture et fonce à travers la campagne de Virginie. Les courbes du paysage exhalent leur parfum, un mélange de pin et de pluie d’automne. Un peu après midi, il quitte la route 81 et il entre dans Lexington. Sans un regard à l’architecture surannée de la ville, il prend la direction du sud par une route départementale étroite. Bientôt, il tombe sur un panneau qui contraste curieusement avec le paysage agreste : il est orné d’une ancre de marine, souhaite la bienvenue aux voyageurs et désigne une route de gravier qui mène à une auberge.

  Il n’y a personne derrière le comptoir, et Pitt hésite à troubler le silence d’un hall si méticuleusement astiqué. Il s’y décide tout de même et il va mettre le doigt sur la sonnette, lorsqu’une femme de haute taille, presque aussi grande que lui avec ses bottes de cheval, arrive en transportant un fauteuil à haut dossier. Elle paraît âgée d’une trentaine d’années, elle porte des jeans, une blouse de toile bleue assortie et un foulard rouge noué sur sa chevelure blond cendré. Sa peau n’est presque pas hâlée, mais elle est délicate comme celle d’un mannequin de mode. Le calme dont elle témoigne en rencontrant brusquement un visiteur étranger traduit une excellente éducation, celle d’une femme qui a appris à rester sur sa réserve en toutes circonstances, serait-ce pendant un incendie ou un tremblement de terre.

— Excusez-moi, dit-elle en posant le fauteuil près d’un beau lampadaire ancien, je ne vous avais pas entendu arriver.

— Voilà un fauteuil intéressant, dit-il. Style Shaker, n’est-ce pas ?

  Elle lui lance un coup d’œil approbateur.

— Oui, il est signé d’Henry Blim l’Aîné, de Canterbury.

— Vous avez ici des meubles précieux.

— Tout le mérite en revient à l’amiral Bass, le propriétaire, dit-elle en passant de l’autre côté du comptoir. Il fait autorité en matière d’antiquités, voyez-vous.

— Je l’ignorais.

— Désirez-vous une chambre ?

— Oui, pour cette nuit seulement.

— Quel dommage que vous ne puissiez rester plus longtemps ! La troupe d’un théâtre de répertoire fait ses débuts après-demain soir dans notre grange.

— J’ai le chic pour arriver toujours à contretemps, répond Pitt en souriant.

  Le sourire qui répond au sien est bref et de pure forme. Elle lui tend le registre des entrées et il le signe.

— Chambre 14. En haut de l’escalier et troisième porte à gauche, monsieur Pitt. (Elle a lu son nom à l’envers lorsqu’il signait.) Je m’appelle Heidi Milligan. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appuyez sur le bouton près de votre porte. Je serai prévenue tôt ou tard. J’espère que vous ne nous en voudrez pas, mais il vous faudra porter vous-même vos bagages.

— Je m’arrangerai. Peut-on voir l’amiral ? Je voudrais lui parler de… d’antiquités.

  Elle montre du doigt une porte à deux battants au fond du hall.

— Vous le trouverez sûrement par là, près de la mare aux canards, en train de nettoyer les nénuphars.

  Pitt remercie et prend la direction que Heidi Milligan lui a indiquée. La porte ouvre sur un sentier qui descend en zigzags le long de la colline. L’amiral Bass a sagement renoncé à faire appel à un architecte paysagiste lorsqu’il a aménagé L’Auberge de la Marine. Le terrain qui a été laissé à l’état naturel est couvert de pins et de fleurs tardives. Un instant, Pitt oublie sa mission pour jouir du paysage tranquille.

  Il arrive bientôt près d’un homme très âgé, en cuissardes, armé d’un faucard et qui s’attaque vigoureusement à une jungle de nénuphars. L’amiral est un homme solide et il jette au loin les écheveaux de racines et de feuilles avec l’aisance d’un homme de trente ans son cadet. Il est sans chapeau sous le soleil de la Virginie et la sueur coule de sa tête chauve jusqu’à la pointe de son nez et de son menton.

— Amiral Walter Bass ? appelle Pitt. Le faucard s’arrête à mi-course.

— Je suis bien Walter Bass, en effet.

— Amiral, je m’appelle Dirk Pitt et j’aimerais beaucoup pouvoir vous dire un mot.

— Bien sûr, allez-y, dit Bass en lançant sa fourchée de nénuphars. Excusez-moi de continuer à m’occuper de ces maudites plantes, mais je voudrais en nettoyer le maximum avant le dîner. Si je ne le fais pas au moins deux fois par semaine avant l’hiver, elles auront envahi toute la mare au printemps.

  Pitt recule : une gerbe de tiges ligneuses et de feuilles en forme de cœur s’abat à ses pieds. La situation est, pour lui, assez embarrassante et il se demande comment il doit s’y prendre. L’amiral lui tourne le dos et Pitt hésite. Puis il respire à fond et se lance.

— J’aimerais vous poser quelques questions concernant un avion dont le nom de code était Vixen 03.

  Bass poursuit sa tâche sans un moment d’hésitation, mais Pitt voit bien que ses mains se sont crispées sur le manche du faucard.

— Vixen 03 ? fait-il avec un mouvement d’épaules. Ça ne me dit rien. Je devrais le connaître ?

— C’était un appareil du service des transports de l’Armée de terre, et il a disparu en 1954.

— Cela fait bien longtemps, remarque Bass en regardant l’eau d’un air absent. Non, je ne me rappelle pas avoir jamais approché un avion de ce service, reprend-il. Ce n’est pas surprenant, d’ailleurs, j’ai été officier de pont pendant mes trente ans de Marine. J’étais spécialisé dans les pièces de gros calibre.

— Ne vous rappelez-vous pas avoir jamais connu un commandant de l’Armée de l’air qui s’appelait Vylander ?

— Vylander ? s’interroge Bass en hochant la tête. Non, je ne pense pas l’avoir connu. (Il regarde alors Pitt, l’air interrogateur.) Qui êtes-vous donc, au fait ? Et pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

— Je m’appelle Dirk Pitt, je vous l’ai déjà dit. Je travaille avec l’Agence nationale chargée des questions maritimes et sous-marines et j’ai retrouvé de vieux documents qui vous nomment comme l’officier ayant signé l’ordre de mission du Vixen 03.

— Ce doit être une erreur.

— Peut-être. Peut-être le mystère sera-t-il éclairci quand on aura renfloué l’épave de l’appareil et qu’on l’aura examinée à fond.

— Vous disiez que l’avion avait disparu.

— J’ai retrouvé son épave, répond Pitt en guettant la réaction de Bass.

  Il n’en discerne aucune et décide de laisser l’amiral à ses pensées.

— Désolé de vous avoir dérangé, Amiral. J’ai dû faire erreur quelque part.

  Pitt reprend le sentier pour rentrer à l’auberge. Il a déjà fait une vingtaine de pas lorsque Bass l’appelle.

— Monsieur Pitt !

— Oui ? fait-il en se retournant.

— Etes-vous descendu à l’auberge ?

— Jusqu’à demain matin. Ensuite, je poursuivrai ma route.

  L’amiral hoche la tête. Lorsque Pitt atteint la lisière des pins près de L’Auberge de la Marine, il jette un regard vers la mare. L’amiral Bass entasse tranquillement les nénuphars sur le bord comme s’il venait simplement de parler de la pluie et du beau temps.

Vixen 03
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